mercredi 9 mars 2016

La fraction de seconde

Mardi, 15 heures...
Ma journée de travail est terminée. Vite, sauter dans la voiture pour aller chercher Simon. Surtout ne pas perdre de temps et éviter tout risque d'embouteillage.
Impossible, tout est toujours bloqué à Bruxelles.

Je rumine et je me repasse inlassablement dans la tête le planning de l'après-midi et de la soirée pour ne rien oublier.
Aller chercher Simon, lui faire faire quelques exercices d'écriture ou de lecture, aller chercher les filles, vérifier les devoirs, préparer le repas...mais au fait que va-t-on manger? Mince, il faut que j'intercale un moment pour faire les courses. Ne pas oublier de faire la lessive, plier le linge et s'il me reste un peu d'énergie, j'irai me défouler à la salle de sport...

Un peu de pluie et plus personne n'avance. Il n'y a pas de garderie dans les écoles spécialisées, si j'arrive en retard, Simon sera à nouveau, là, tout seul dans la cour, sous la pluie à attendre quelqu'un qui n'arrive pas. Qui sait ce qui se passe dans sa tête à ce moment-là.

Allez avancez!!!!

Centimètre après centimètre, je parviens à me frayer un passage. J'arrive sur le parking près de l'école, une vraie fourmilière. Tout le monde n'en a que pour quelques minutes, ce qui devrait justifier cette tendance à se garer n'importe comment voire abonner son véhicule en plein milieu, empêchant quiconque de passer. La sécurité dans tout ça? Ils s'en fichent, ils n'en ont que pour quelques satanées minutes!

Je prends le parti de me garer à quelques rues. Pas grave pour la pluie, je vais courir et me dépêcher pour aller rechercher Simon à la grille de son école. Il doit être trempé à cette heure-ci, pourvu qu'il ne stresse pas.

Je le vois au loin. Il a cette dégaine que je déteste. Sous prétexte qu'il doit apprendre à être autonome, personne ne l'aide à se rhabiller. Son bonnet enfoncé, son écharpe pendante et son sac à doc à hauteur des coudes. C'est triste à dire mais il a le look d'un handicapé.

Pluie ou pas pluie, on est pas à quelques gouttes près, j'arrange son bonnet, noue son écharpe, remonte les bandoulières de son sac. Ah, tu es beaucoup mieux comme ça. Je l'embrasse et nous commençons à courir vers la voiture. Nous allons rentrer bien calmement, se mettre au sec et continuer notre journée...

Dans la voiture, comme à son habitude, Simon écoute de la musique. Nous avons eu la vague des chansons pour enfants, ensuite il y a eu Stomae, Kenji, Louane et maintenant, Calogero. Même si j'aime beaucoup cet artiste, l'entendre matin, midi et soir, je n'en peux plus!
Simon chante, Simon sourit, Simon est heureux. Devant ce tableau, j'en oublie très vite le stress des embouteillages et la non civilité de certains parents.

Nous sommes arrivés. En me garant, j'aperçois notre boîte aux lettres et il me vient à l'esprit que je n'ai pas pris le courrier la veille. Ne pas oublier de prendre le courrier et de payer les factures.

Je sors de la voiture, prends le cartable de Simon et je traverse. Je me dirige vers la boîte aux lettres,  il faut que je prenne le courrier, je ne sais pas pourquoi mais ma tête me dit de le prendre tout de suite. Pas dans 5 minutes, non, tout de suite.

Simon a grandi et sait traverser tout seul maintenant. Il n'y a personne dans la rue, il ne risque rien...

Je suis face à la boîte aux lettres, dos à la rue, j'entends Simon chanter "La Bourgeoisie des sensations".

Et puis soudain, une sensation étrange d'une extrême intensité. Une voix dans la tête qui me dit : "Retourne-toi, maintenant!"

Je me retourne, je vois Simon sautiller en traversant tout en continuant à chanter. Une voiture arrive à toute allure vers la gauche. L'irréparable est sur le point d'arriver, tout se passe au ralenti. Aucun son ne sort de ma bouche, j'arrive à peine à plonger mon regard dans le sien et à tendre le bras pour lui dire "stop". La voiture roule trop vite, Simon s'est engagé sur la route, il n'y a pas d'espoir...

Une fraction de seconde et votre vie bascule.

J'aurais pu penser à un tas de chose et pourtant, ce à quoi je pense durant cette fraction de seconde interminable est complètement absurde.
Je pense à cette guitare que sa grand-mère lui a achetée pour son anniversaire et qui reste cachée jusqu'au jour de son anniversaire. Je l'entends encore me dire : "Non, je ne la donnerai pas avant. On ne sait plus quoi lui offrir..."
Une belle guitare et il n'aura même pas eu la chance de la toucher, de jouer,...quel gâchis!

Je reviens à moi, mon esprit me ramène à la réalité. J'entends le crissement des pneus et le calme de la pluie. C'est à peine si j'ose ouvrir les yeux, je ne veux pas voir mon fils allongé, je ne veux pas voir mon fils mort, s'il vous plait Bon Dieu, ange gardien ou qui que vous soyez, faites qu'il soit en vie!

J'ouvre les yeux, il est là, oui il est là et bien vivant. La voiture a frôlé ses cheveux, il a perdu l'équilibre, il est sous le choc mais il va bien. Pas le temps s'attarder sur nos émotions, je l'aide à traverser, je voudrais rentrer chez moi et tout oublier.

C'est étrange, la voiture est restée à l'arrêt, que se passe-t-il? Le passage est complètement bloqué et le bruit des klaxons ne tarde pas à raisonner.

Je m'approche de la voiture, je voudrais voir le visage du conducteur, le remercier. Une dame enragée sort de la voiture, hurlant qu'elle ne voulait pas le tuer, que ce n'était pas de sa faute, que cet enfant a déboulé sans faire attention et que je suis censée faire attention à mon enfant.

Oui, je sais, pas besoin de me le répéter. Je sais que je suis une mauvaise mère! Tellement envie de lui dire "Tu te calmes ou je te laisse plantée là! On parle de la vitesse à laquelle vous rouliez?!?"

Moi : "Oui Madame, je ferai attention la prochaine fois. Merci beaucoup d'avoir eu les bonnes réactions, d'avoir su freiner et d'avoir rendue sauve la vie de mon fils"

Elle ne cesse de hurler, j'ai beau lui répéter que Simon n'est pas mort, elle ne m'entend pas et  s'écroule par terre.

C'est bien ma veine! C'est qu'une impression ou ça n'arrive qu'à moi??

Le hasard a voulu que je suive une formation de secourisme la semaine précédente... La vie me dit aujourd'hui : "C'est le moment de faire une bonne action et d'aider ton prochain!"

Oui mais non, ce n'était pas cela qui était prévu au programme. Une "putain" de fraction de seconde!

Allez hop, on y va. Je ne réfléchis pas, je me mets sur pilote automatique. Je ne sais pas ce que je fais mais je fais. Je demande à un passant de faire rentrer Simon à l'intérieur, je demande à un autre de déplacer le véhicule de la conductrice pour rétablir la circulation et moi, je m'occupe de cette gentille dame à qui je dois la vie de mon fils.

Tout rentre enfin dans l'ordre, me voilà enfin seule avec mon fils au sec et au chaud. Tant pis pour le planning, ce soir je fais la grève.
Je sens les larmes s'étouffer dans ma gorge, j'ai la tête qui tourne, j'ai tellement eu peur de perdre cet être fragile et tendre que je chéri tellement. Je t'aime mon amour, si tu savais oh combien je t'aime!

Je m'assois par terre, les larmes coulent.
Simon s'approche et me prend dans ses bras.

Simon : "Pleure pas, pleure pas maman. Respire"
Je souris et le serre fort, j'ai besoin de sentir son souffle, de sentir la vie.

Moi : "Tu m'a fait peur, ne recommence plus jamais ça, il faut faire attention quand tu traverses"

Simon : "D'accord, je te pardonne!"
C'est sa manière à lui de de demander pardon....

Il aura fallu plusieurs jours pour que ce choc émotionnel, aussi bien pour moi que pour lui, trouve sa place dans une partie de notre cerveau et nous laisse vivre paisiblement.

Tout est bien qui finit bien mais petit ange gardien, s'il te plait, plus jamais ça!